Fais pas ci, fais pas ça : comment une série du samedi soir est devenue le miroir de la France

Difficile d’imaginer que près de vingt ans nous séparent déjà de la première apparition des familles Lepic et Bouley sur nos écrans. Entre les « À taaaable ! » stridents de Valérie Lepic et les théories éducatives branlantes de Denis Bouley, Fais pas ci, fais pas ça a inscrit dans notre patrimoine audiovisuel une chronique familiale devenue miroir sociétal. Comment expliquer qu’une série initialement programmée en période creuse soit devenue l’une des comédies françaises les plus influentes de sa génération ? Au-delà de son humour irrésistible, la série a su capturer une France en mutation, tiraillée entre traditions et modernité, à travers le prisme de deux familles que tout oppose.

🏠 Deux familles, deux France : le génie du dispositif

Lorsqu’Anne Giafferi et Thierry Bizot imaginent en 2007 ces deux familles voisines de Sèvres, ils créent bien plus qu’une sitcom – ils dressent une cartographie sociale précise de la France périurbaine. D’un côté, la famille Lepic incarne une France traditionnelle, catholique et entrepreneuriale où l’autorité n’est pas un gros mot. De l’autre, les Bouley représentent cette bourgeoisie bohème, écologiste et libérale dans ses principes éducatifs.

Ce qui fait la force de cette série, c’est que personne n’en ressort indemne. Renaud Lepic, avec son apparente rigidité, cache une sensibilité touchante, tandis que Denis Bouley, malgré ses grands discours progressistes, révèle régulièrement ses contradictions. La série transforme la satire sociale en art, jamais cruelle mais toujours lucide.

Note du critique : Ce qui distingue Fais pas ci, fais pas ça des comédies familiales conventionnelles, c’est sa capacité à équilibrer tendresse et mordant. Là où une série américaine aurait forcé le trait pour des effets comiques, la série française maintient une authenticité permettant aux téléspectateurs de s’identifier sincèrement aux personnages, même dans leurs travers les plus caricaturaux.

📺 Du confidentiel au phénomène culturel

Peu se souviennent que la première saison, avec ses épisodes de 42 minutes, fut d’abord diffusée dans l’indifférence. C’est sa reprogrammation en prime time qui permit à la série d’atteindre son public, jusqu’à rassembler régulièrement 4 à 5 millions de téléspectateurs. Sur neuf saisons et 70 épisodes (sans compter les téléfilms spéciaux), Fais pas ci, fais pas ça a suivi l’évolution de ses personnages – et celle de la société française.

À l’heure où les séries françaises peinaient encore à trouver leur place face aux productions américaines, Fais pas ci, fais pas ça s’est imposée comme un modèle de production nationale capable de captiver le public sans copier les recettes d’outre-Atlantique. En cela, elle préfigure l’âge d’or des séries françaises qu’incarnera plus tard Le Bureau des Légendes, avec une approche résolument hexagonale.

🎭 Des personnages devenus archétypes

La force comique et dramatique de la série repose sur des personnages admirablement campés par ses interprètes. Valérie Bonneton incarne une Fabienne Lepic névrosée et perfectionniste dont le célèbre « À taaaable ! » est entré dans la culture populaire. Face à elle, Isabelle Gélinas donne vie à Valérie Bouley, cette mère alternative perpétuellement dépassée par ses propres théories éducatives. Guillaume de Tonquédec et Bruno Salomone complètent ce quatuor parental avec un talent égal pour incarner la masculinité française dans ses contradictions contemporaines.

Les enfants, loin d’être de simples faire-valoir, évoluent au fil des saisons dans une trajectoire crédible qui les mène de l’enfance à l’âge adulte. Le mariage entre Soline Bouley et Christophe Lepic symbolise parfaitement la capacité de la série à entremêler destins individuels et commentaire social – les tensions entre les deux familles devenant métaphore des fractures françaises.

🔍 Un regard sociologique sur deux décennies françaises

Si Fais pas ci, fais pas ça nous fait encore rire aujourd’hui, c’est parce que la série transcende l’anecdote familiale pour capturer les anxiétés d’une époque. L’obsession de réussite scolaire, les débats sur la vaccination, l’écologie comme marqueur social, l’évolution des rapports homme-femme – la série aborde frontalement les sujets qui divisent les dîners de famille.

Cette capacité à transformer le malaise social en comédie rappelle ce que Curb Your Enthusiasm réalisait aux États-Unis à la même période, mais avec une sensibilité typiquement française. La série joue avec les stéréotypes tout en les déconstruisant, révélant les fissures derrière les façades sociales.

Certains analystes ont d’ailleurs critiqué la représentation relativement homogène de la société française dans la série, pointant la quasi-absence de diversité ethnoculturelle à Sèvres. Cette critique légitime souligne néanmoins, par contraste, la précision chirurgicale avec laquelle la série disséquait la bourgeoisie française et ses contradictions.

🌟 Un héritage durable

La diffusion dans une trentaine de pays et des adaptations comme « Permis d’élever » en Pologne témoignent de l’universalité des thèmes abordés par la série. Malgré son ancrage profondément français, Fais pas ci, fais pas ça parle de parentalité, d’aspirations sociales et de quêtes identitaires qui résonnent bien au-delà de nos frontières.

Son influence se mesure également à l’aune des nombreuses séries familiales qui ont tenté de reproduire sa formule, souvent sans atteindre la subtilité de son écriture. En 2024, l’annonce d’un nouvel épisode spécial envoyant les familles sur la Lune prouve la vivacité de cet univers, capable de se réinventer sans trahir son essence.

Finalement, ce qui rend Fais pas ci, fais pas ça véritablement indépassable, c’est sa capacité à nous faire rire de nous-mêmes tout en nous renvoyant à nos propres contradictions. Dans un monde médiatique de plus en plus fragmenté, elle nous rappelle que nos différences, aussi profondes soient-elles, ne sont jamais aussi intéressantes que lorsqu’elles se confrontent au quotidien, dans la banalité sublime d’un repas de famille où l’on doit, comme le veut la tradition, faire attention à ce qu’on fait.

Isaiah Graves

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